SAPORE DI SALE

Maintenant je sais que l’homme est capable de grandes actions mais s’il n’est pas capable d’un grand sentiment, il ne m’intéresse pas. On a l’impression qu’il est capable de tout. Mais non, il est incapable d’être heureux longtemps, il n’est donc capable de rien.Ce qui
m’intéresse c’est qu’on vive et qu’on meure de ce qu’on aime. Albert Camus

Sapore di sale 2022 © Sabrina Aureli

Notre existence actuelle est de nature active. On vit sa vie comme un long assaut. La vie entière de la société, les manières de travailler, de prier, de se divertir, tout est imprégné d’agressivité ; reconnue, cultivée, acceptée, planifiée. Ne parlons même pas de la production ou de la diplomatie, puisque la prière déjà m’apparait comme une agression envers Dieu. Toute notre éducation nous a appris à ne viser finalement qu’un but : l’autosatisfaction. C’est ce vers quoi tendent tous nos mouvements, même ceux qu’on accomplit en rêve ou le dimanche. Toute interruption de ces mouvements ne passe que pour un ajournement de l’autosatisfaction future. Tout ce qui arrive, tout ce vaste fleuve, ce cours impétueux des événements – y compris les plus doux et les plus agréables -, ne saurait être conçu autrement que comme un affrontement d’agressivités cultivées. Personne n’est plus prêt à attendre simplement, à attendre n’importe quoi; aussi ne peut-on plus rien attendre; personne ne veut plus pratiquer l’observation. Celle-ci n’est ni enseignée, ni cultivée, tout le monde a inconsciemment renoncé à elle. […] Nous avons, certes, des laboratoires et des instituts d’observation spécialisés. Mais ici, l’observation ne joue qu’un rôle productif : c’est un investissement utilitaire. Rien à voir avec l’observation à laquelle je pense. La véritable observation, disais-je en somme, est un état d’esprit. Je dis maintenant plus exactement que c’est un mode d’existence. Mode sédentaire, disons passif, paisible et silencieux. Une attente? Non, car attendre quoi ? Le temps ne passe pas pour l’observateur; ce n’est pas un paysan qui attend que le blé monte en herbe. Au contraire du chat qui surveille le comportement des souris, le véritable observateur est tout à fait désintéressé quant au résultat de son observation. Telle que je la conçois, elle est un état physique qui ne trouble en rien le recueillement de l’esprit lequel existe bel et bien. L’esprit reste attentif mais nullement tendu par l’attente. S’abstenant de tout jugement, il est également éloigné du plaisir et du dégoût. L’observation est liée à l’oubli de soi-même. Ludvik Vaculik, Les Cobayes